CHAPITRE QUATRE
N’allez pas croire, cher lecteur, que j’aie oublié ou dédaigné les intéressants événements de la veille au soir, particulièrement la manifestation de l’inquiétante apparition. Ce n’est que le lendemain desdits événements, toutefois, que je pus me consacrer à un examen approfondi de leur signification.
D’ordinaire, je m’éveille avant Emerson. Parfois, je mets à profit cet interlude pour écrire des lettres ou composer des articles destinés à des revues d’archéologie ; le plus souvent, je reste allongée dans le lit conjugal, à organiser mes activités de la journée. Il me semble que la présence d’Emerson à côté de moi favorise mon processus mental : le bruit de sa respiration vigoureuse, la solidité et la chaleur qui émanent de sa personne me rappellent que je suis, à bien des égards, parmi les plus heureuses des femmes.
Si ma mémoire ne me fait point défaut (ce qui lui arrive rarement), mes pensées, ce matin-là, suivaient le cours suivant.
L’imitation n’est pas un phénomène inconnu dans les annales du crime. En fait, un criminel avisé pouvait fort bien profiter d’une série de meurtres ou de vols pour y insérer (si j’ose dire) un unique exploit personnel, similaire par la méthode et l’apparence, ceci afin de camoufler son véritable mobile. Il était possible qu’un second détraqué, à l’imagination trop bornée pour inventer sa propre excentricité, eût imité le prêtre sem d’origine. Néanmoins, cette conjecture paraissait improbable. L’apparition que j’avais vue était, sans nul doute, celle-là même qui hantait les salles du British Museum. Peut-être le lascar était-il fou, mais il n’était point dénué d’intelligence. À l’instar de la majorité des habitants de Londres, il pouvait aisément s’arranger pour savoir où nous séjournions et à quelle date nous étions attendus. Sa curiosité à notre endroit n’avait rien de surprenant, dans la mesure où les journaux avaient annoncé que les responsables du Museum s’apprêtaient à nous consulter. Pour heureuse que j’eusse été d’avoir suscité l’intérêt d’un fou homicide, cette alléchante prémisse ne tenait pas, pour la bonne raison qu’aucun homicide n’avait été commis. Emerson avait vu juste depuis le début, et moi… eh bien ! moi aussi, puisque jamais je n’avais cru que la momie malveillante fut autre chose qu’une faribole journalistique. Le déséquilibré ne nourrissait pas de desseins meurtriers contre nous. Il n’avait même pas pointé un revolver dans notre direction.
J’en étais à ce stade de mes cogitations et je m’efforçais de contenir le désappointement que me causaient mes conclusions, quand la porte s’ouvrit et Rose passa la tête par l’entrebâillement.
— Chut ! fis-je. Le professeur dort encore.
— Vraiment, madame ? – Sa voix était rien moins que feutrée ; elle était même plutôt forte. – Je voudrais savoir si monsieur Ramsès peut quitter sa chambre.
— Je ne puis vous répondre, Rose. Le professeur l’ayant consigné dans sa chambre, c’est au professeur de décider s’il peut en sortir.
La voix de Rose enfla aux proportions d’un cri bienséant :
— Bien, madame. Puis-je m’enquérir…
— Non, vous ne pouvez pas. Je ne veux pas que vous réveilliez le professeur.
— Certainement, madame. Merci, madame.
Elle claqua la porte. Emerson s’agita avec irritation.
— Elle prend toujours le parti de Ramsès, maugréa-t-il en tirant le drap par-dessus sa tête.
Il était manifestement réveillé, et manifestement de méchante humeur. Je n’avais nul besoin de rester, puisqu’il ne serait pas dans l’état d’esprit adéquat pour prendre les mesures qui, lorsque les conditions étaient propices, s’imposaient d’emblée à lui. Par conséquent, je me levai, m’habillai – jugeant plus sage de ne point solliciter l’assistance de Rose – et descendis.
Je voulais éloigner Emerson de Londres le plus rapidement possible – afin de pouvoir l’y ramener plus rapidement encore. Quoique l’Égypte soit mon foyer spirituel, et un tombeau bien rangé mon habitat favori, je suis très attachée à notre maison du Kent. C’est un modeste manoir (huit chambres à coucher, quatre grandes pièces de réception, plus les dépendances habituelles) qui est construit en brique rouge et date de l’époque de la Reine Anne. Le parc et les terres environnantes couvrent deux cent quarante-sept acres un tiers. Nous avions acheté la propriété après la naissance de Ramsès et l’avions baptisée Amarna Manor, en hommage sentimental au lieu de notre rencontre ; nous y avions résidé à longueur d’année pendant qu’Emerson enseignait à l’University College. C’était toujours un plaisir d’y retourner, mais je ne prévoyais pas d’y passer beaucoup de temps cet été. Non : le Londres crasseux, brumeux, sinistre, nous retiendrait captifs – du moins jusqu’à ce qu’Emerson eût terminé son livre. Plus tôt il s’attellerait à la tâche, plus tôt nous pourrions retrouver les prairies verdoyantes et la paix bucolique de notre foyer (anglais).
J’avais pris toutes les dispositions pour notre départ, fixé au lendemain, lorsqu’Emerson fit son apparition. Il était accompagné de Ramsès et, d’après les sourires qui éclairaient leurs visages, ils s’étaient visiblement réconciliés.
Toutefois, ce n’est point par son père que Ramsès apprit l’arrivée imminente de ses cousins. Non. Ce fut James qui lui livra cette information, assortie d’un douloureux pincement de joue.
— Ce sera bien, hein, mon garçon ? ahana mon frère. Il est grand temps que tu t’amuses avec des gosses de ton âge. Mon Percy est un gars plein de santé ; il contribuera à mettre du rose dans tes joues pâles et à fortifier ces muscles…
Ramsès endura le malaxage de son avant-bras avec une équanimité que je ne pus me défendre d’admirer.
— Quel âge ont mes cousins, oncle James, et quel est leur nombre ? Je suis contraint d’avouer que je n’ai guère eu l’occasion de penser à eux, n’étant pas informé…
— Tais-toi, Ramsès, le coupai-je. Comment veux-tu que ton oncle réponde à ta question si tu ne le laisses pas parler ?
— Euh… humph ! fit James. Voyons voir. Ils sont deux : Percy et ma petite Violet. Je l’appelle « ma petite » Violet parce qu’elle est la perle de son papa. Leur âge ? Attends un peu… Percy a neuf ans, je crois. Ou peut-être dix. Oui, c’est ça. Et l’adorable petite Violet doit avoir… euh…
La lippe d’Emerson trahissait l’opinion que lui inspirait un homme incapable de se rappeler l’âge de sa perle ou de son héritier. Néanmoins, il se tint coi ; il ne s’adressait jamais à James directement.
Ramsès se leva de sa chaise.
— Je vous prie de m’excuser, mais j’ai fini mon petit déjeuner et je dois donner à manger à Bastet. Elle a un comportement bizarre ce matin ; peut-être faudrait-il que vous l’examiniez, maman, car je ne voudrais pas…
— J’irai la voir tout à l’heure, Ramsès.
Lorsqu’il fut parti, James secoua la tête.
— Jamais entendu un enfant s’exprimer de cette façon-là. N’importe, mon Percy aura tôt fait de le dessaler. C’est un vrai garçon, mon Percy. Rien de tel que les exercices de plein air ; il se chargera de vous le remettre d’aplomb, votre gamin. Fiez-vous à lui pour contrer la fâcheuse tendance de cette famille à la consomption, hein, Amelia ?
Il se remit à engloutir son petit déjeuner. Je le considérai avec un silencieux mépris. Il n’y a jamais eu, dans ma famille, la moindre tendance à la consomption ; James avait dit cela uniquement pour donner l’impression qu’il nous faisait une faveur, et non l’inverse.
Après avoir absorbé tout ce qu’il y avait de comestible sur la table, il se décida à prendre congé, au grand soulagement de tous. Il m’avait informée qu’il nous amènerait les enfants d’ici à la fin de la semaine. En montant dans le cabriolet qui devait le conduire à la gare de chemin de fer, il arborait un rictus satisfait qui suscita dans mon esprit de sérieux doutes quant à la sagesse de ma décision. Quoi qu’il en fût, les dés étaient maintenant jetés.
Une fois James parti, l’humeur d’Emerson s’améliora. Elle fut malheureusement assombrie par le journal du matin, lequel contenait un article de miss Minton relatant sa rencontre avec nous la veille au soir. La jeune demoiselle avait un style très vivant et agréable, mais l’exactitude des faits qu’elle rapportait laissait grandement à désirer. L’apparition n’avait pas ricané, ni menacé, ni fait de gestes obscènes ; Emerson n’avait pas retroussé ses manches, mettant l’adversaire au défi de se battre ; et je ne m’étais en aucun cas pâmée de terreur pendant qu’il m’entraînait vers la maison. (Si mes mouvements avaient été un peu saccadés, c’était uniquement parce qu’Emerson me tirait dans son sillage.)
Après avoir mis en lambeaux et piétiné avec entrain le malheureux journal, Emerson se sentit rasséréné. Nous entreprîmes alors de discuter de nos arrangements pour les mois d’été. Walter et Evelyn renouvelèrent leur généreuse proposition de nous laisser Chalfont House, et j’acceptai avec la reconnaissance qui s’imposait. Emerson fit grise mine. Je voulus lui décocher un coup de pied dans le tibia, mais il l’évita, n’étant que trop accoutumé aux petits avertissements de cette nature. Heureusement, son bon cœur – qualité pour laquelle il est loin de recevoir le crédit qu’il mérite – l’emporta sur sa bile, et il exprima à son tour la gratitude de rigueur.
En vérité, Chalfont House n’est pas la résidence la plus confortable pour des gens simples comme nous, qui méprisent l’ostentation et préfèrent le confort domestique à l’étalage de luxe. « La maudite catacombe » (selon l’appellation amusante d’Emerson) ressemble davantage à un musée qu’à une maison ; elle comporte une bonne cinquantaine de pièces et un nombre de fenêtres hautement insuffisant. C’est l’une des plus anciennes demeures du square, ayant été construite à l’orée du XVIIIe siècle, mais elle fut largement réaménagée vers 1860 par le grand-père d’Evelyn, dans une (vaine) tentative de rivaliser avec les Rothschild. L’escalier d’honneur était inspiré de celui du Palazzo Braschi, à Rome, la salle de bal devait son agencement au Château de Versailles, la salle de billard avait un plafond voûté et des murs tapissés de soie chinoise. Sur un point au moins, les occupants ultérieurs pouvaient être reconnaissants au vieux gentleman et à Mr. Rothschild : chacune des chambres possédait une salle de bains attenante.
Ce fut Walter qui proposa que nous passions l’après-midi tous ensemble au British Museum. L’idée serait-elle venue de moi, Emerson s’y fût véhémentement opposé. Venant de Walter, elle n’occasionna de sa part qu’un grognement indulgent.
— J’espère que tu n’as pas l’intention de nous infliger une visite à la fameuse momie, Walter. Tu sais que nous abhorrons ce genre de sensationnalisme.
Walter jeta un coup d’œil à sa femme, qui souriait aux anges, perdue dans de tendres pensées.
— Loin de moi pareille idée, mon cher Radcliffe. Quoique, je l’avoue, la curiosité me pique. Je n’ai pas ton détachement scientifique.
— Bah ! fit Emerson.
— Il y a un papyrus que je voudrais examiner, poursuivi Walter. Comme tu le sais, je travaille actuellement sur ma traduction du Texte Magique de Leyden. Certaines tournures me laissent perplexe. J’espère trouver des parallèles dans le B. M. 29 465.
— Si tel est le cas, répondit Emerson, je t’accompagnerai bien volontiers. J’en profiterai pour annoncer mon retour et m’assurer que cet âne bâté de Budge n’a pas installé quelqu’un d’autre dans mon cabinet. Si l’on peut appeler « cabinet » un réduit sans fenêtres, contenant en tout et pour tout un bureau et quelques rayonnages de livres. Je suppose que vous ne voudrez pas venir avec nous, Peabody ?
— Vous supposez mal, Emerson. Il m’intéresse de voir comment Mr. Budge aura exposé les poteries que nous avons octroyées au musée l’an dernier.
— Tel que je connais Budge, maugréa Emerson, nos trouvailles sont encore dans leurs caisses. La jalousie morbide de cet homme envers les autres savants – pas de noms, Peabody ! – dépasse toutes les bornes.
À ma suggestion, Evelyn déclina l’invitation. Je lui recommandai de faire un bon somme, à quoi elle acquiesça assez docilement. Cependant, connaissant sa propension à batifoler avec les enfants, je me rangeai à la proposition d’Emerson d’emmener Ramsès avec nous. En l’absence de notre fils, les chances qu’Evelyn se reposât seraient infiniment plus grandes.
Ramsès se montra enchanté d’être convié. Cette impression me fut confirmée non par son expression, qui demeura aussi impassible qu’à l’accoutumée, mais par le long discours filandreux dont il me gratifia pour exprimer ses sentiments sur le sujet.
Budge n’était pas dans son bureau. Alerté par le raffut que faisait Emerson – « Holà ! Budge, où diable vous cachez vous ? » et autres apostrophes de même nature – un jeune homme émergea d’une pièce voisine. C’était lui qui, la veille au soir, avait escorté miss Minton à son corps défendant. Je le reconnus à son lorgnon cerclé d’or et à son air de timide indécision, car le brouillard, l’obscurité et ses volumineux vêtements de dessus m’avaient empêchée d’en voir davantage. À la lumière du jour, il se révéla être un mince jeune homme de taille moyenne, au visage tout en longueur et aux doux yeux sombres.
Il nous accueillit avec une réserve que j’attribuai à la modestie de la jeunesse, mais Emerson eut tôt fait de le mettre à l’aise, lui broyant la main et faisant de petites plaisanteries sur notre précédente rencontre. Le jeune homme rougit de manière fort seyante.
— Je vous renouvelle mes excuses, professeur. C’était un fâcheux…
— Pourquoi vous excuser ? Vous n’êtes pas responsable des actes de miss Minton. Mais peut-être aimeriez-vous le devenir, hmm ? C’est une jeune demoiselle séduisante et très… hum… fougueuse.
La rougeur des joues de Wilson se propagea, vers le haut, jusqu’à la racine des cheveux, et vers le bas, jusqu’au menton. Il ajusta son lorgnon.
— Vous vous méprenez, professeur. J’admire, je respecte… mais jamais je n’irais présumer…
Emerson se désintéressa du sujet :
— Bien, bien. Or donc, Budge fait l’école buissonnière, hein ? Parfait. Je n’aurai pas besoin de perdre mon temps avec lui. Je serai de retour à Londres dans une semaine, Wilbur… pardon, Wilson. Veillez à ce que mon cabinet soit prêt, voulez-vous ? C’est celui qui se trouve au nord, tout au bout.
— Mais cette pièce a été attribuée à… – Le jeune homme déglutit convulsivement. – Bien, professeur. Certainement. Je ferai le nécessaire.
Emerson et Walter s’en furent examiner les papyrus, cependant que j’emmenais Ramsès – en dépit de ses véhémentes protestations – visiter la collection de livres et de manuscrits.
— Je sais que tu t’intéresses uniquement aux antiquités égyptiennes, lui dis-je, mais ta culture générale a été honteusement négligée. Il est temps que tu améliores ta compréhension de la littérature et de l’histoire.
Ramsès était petit pour son âge, de sorte que son nez ou, plus pertinemment, ses yeux – arrivaient tout juste au niveau des vitrines d’exposition. Après que nous eûmes inspecté l’in-folio de Shakespeare et la Bible de Gutenberg, la Chronique anglo-saxonne et les autographes des rois et des reines d’Angleterre, et que je lui eus fait un bref exposé sur chacun d’eux, nous examinâmes le livre de bord du Victory, le vaisseau amiral du valeureux Nelson. Je fus atterrée, mais pas vraiment surprise, de découvrir que Ramsès n’avait jamais entendu parler du valeureux Nelson. Comme il se plaignait d’avoir un torticolis, je lui décrivis la bataille de Trafalgar, puis, estimant qu’il en avait absorbé suffisamment pour la journée, je lui permis gracieusement de me conduire aux Galeries Égyptiennes.
Comment Ramsès avait-il appris l’existence de la momie malveillante ? Je ne saurais le dire. J’avais pris grand soin de ne jamais aborder le sujet en sa présence. Notez que ses méthodes pour acquérir des informations, surtout sur des questions qui ne le concernaient pas, frisaient le surnaturel. Il avait une ouïe et une vue extraordinairement aiguisées, et bien qu’il eût accepté, à contrecœur, d’abandonner la pratique consistant à écouter aux portes (« excepté, maman, dans les cas où prévalent des considérations morales supérieures »), Emerson oubliait parfois de surveiller ses paroles.
En tout cas, il était au courant de l’affaire et l’admit en toute candeur quand je lui demandai pourquoi il passait sans s’arrêter devant des pièces – qui, en temps normal, l’eussent intéressé – pour gagner directement la salle où étaient exposées les momies. Je dois, en l’occurrence, lui donner acte de sa franchise. Au lieu de me faire accroire qu’il était curieux de voir les momies parce qu’il étudiait présentement cet aspect de l’égyptologie, il répondit :
— Selon les journaux, c’est souvent à cette heure-ci qu’apparaît l’individu déguisé en prêtre sem.
— Je ne puis imaginer en quoi t’intéressent les aberrations d’un malheureux déséquilibré, Ramsès.
— Si tant est qu’il s’agisse d’un déséquilibré, dit-il d’un ton pontifiant.
Le même doute m’ayant effleuré l’esprit, je ne pouvais lui reprocher de le formuler. Je n’étais cependant pas d’humeur à en discuter – du moins, pas avec Ramsès. Je demeurai donc silencieuse.
La Salle des Momies exerçait toujours un vif attrait sur les visiteurs aux goûts vulgaires ou morbides. Aujourd’hui, les spectateurs étaient agglutinés autour d’un cercueil particulier, et il m’apparut aussitôt que quelque spectacle théâtral était en cours. En m’approchant, je vis que le point de mire n’était pas le prêtre, mais une femme drapée dans des voiles amples, fins, de caractère préraphaélite. Je reconnus en elle un médium dont les séances avaient fait fureur quelques années auparavant, jusqu’au jour où un représentant de la Société pour la Recherche Psychique avait publié un article incendiaire sur les méthodes de la dame – lesquelles étaient, selon lui, encore plus grossières que celles d’un banal prestidigitateur.
On pouvait difficilement la blâmer de tirer avantage de cette nouvelle manifestation de la crédulité du public pour promouvoir ou relancer sa carrière. J’eusse néanmoins souhaité qu’elle se montrât plus inventive. Sa prestation était l’habituel et monotone échange de questions et de réponses entre la voix du médium et celle de son « contrôle » ou « esprit guide ». Le guide de Madame Blatantowski portait le nom fascinant (et linguistiquement impossible) de Fetet-ra, et sa voix de baryton offrait une ressemblance frappante avec les intonations rauques de la dame. Il recommandait chaudement à tous ceux qui souhaitaient voir la « princesse » rendue à sa tombe d’envoyer leurs contributions à Madame.
L’auditoire écoutait avec une solennité respectueuse ou avec de larges sourires sceptiques, selon le degré de crédulité de chacun. Avisant un visage proche qui affichait un sourire particulièrement large et sceptique, je m’en approchai.
— Je croyais que vous ne vous intéressiez pas à ce genre de sensationnalisme ? observai-je.
— Walter m’a obligé à venir, répondit Emerson. Ouvre grand tes yeux, Ramsès, mon garçon ; tu auras rarement l’occasion de voir un exemple aussi saisissant de la bêtise humaine.
Walter m’accueillit d’un sourire, mais Mr. Wilson, qui était avec lui, ne partageait pas son amusement.
— Oh mon Dieu, oh mon Dieu ! bêla-t-il comme le mouton auquel son physique l’apparentait. Que va dire Mr. Budge ? Il m’avait bien prescrit de décourager ce genre de choses…
Walter lui donna une tape dans le dos.
— Haut les cœurs, Wilson ! Le spectacle attire les visiteurs, n’est-ce pas ? Certains d’entre eux s’attarderont peut-être et en profiteront pour admirer le musée.
— Vous êtes bien aimable, monsieur Emerson, et je ne manquerai pas de faire valoir cet argument à Mr. Budge. Cependant, il ne… il m’a ordonné…
— Pour une fois, annonça Emerson, je suis d’accord avec Budge. Ceci est une perte de temps. Cette pécore n’entend rien à la façon de capter l’intérêt d’un auditoire.
— Certes, vos exorcismes sont bien plus efficaces. Toutefois, Emerson, peu de gens possèdent vos talents pour l’art dramatique.
— Exact, concéda-t-il. Je suppose qu’elle mérite un petit dédommagement pour sa peine.
Et, avant que j’eusse pu l’en empêcher, il sortit de sa poche quelques pièces de monnaie. D’un mouvement adroit, il les lança par-dessus les têtes des spectateurs, de sorte qu’elles tombèrent aux pieds de Madame en tintant mélodieusement sur le dallage en marbre.
Cela mit un terme à la séance. Certains visiteurs éclatèrent de rire et, à leur tour, jetèrent des pièces. D’autres se précipitèrent pour les ramasser. Emerson observait la scène avec un sourire bienveillant.
— Quelle goujaterie, Emerson ! le réprimandai-je.
— Ma tolérance pour les imbéciles a des limites. Si elle… Ah ! Regardez qui voilà, Peabody. Le prologue est terminé, la pièce va maintenant commencer.
Le « prêtre » avait bien calculé son entrée. Tous les yeux étant rivés sur le médium, personne ne l’avait vu approcher. On aurait pu croire qu’il était sorti de l’un des cercueils anthropoïdes alignés contre le mur. Il était parfaitement immobile, les bras croisés sur sa poitrine. Les visages peints sur les cercueils n’étaient pas plus figés que le sien.
Cela n’avait rien de surprenant, puisqu’il portait un masque – non pas l’un de ces masques modernes qui couvrent seulement le visage, mais une habile réplique de ces ouvrages en papier mâché que l’on plaçait parfois sur la tête des momies. Les frisettes de la chevelure reproduisaient fidèlement les perruques élaborées de la période du dernier Empire. Les traits étaient modelés avec art, les lèvres teintées, les sourcils soulignés à la peinture noire. Les yeux étaient des fentes vides.
La peau de léopard était authentique. Je ne saurais dire pourquoi ce détail me frappa ; peut-être était-ce dû au contraste entre la férocité de la gueule béante et l’aspect inoffensif des pattes pendantes. La cape était jetée sur l’une des épaules et attachée de façon que la tête du fauve reposât sur la poitrine du « prêtre ». Dessous, celui-ci portait une longue robe blanche.
C’eût été un euphémisme de dire que la bizarre apparition était impressionnante. Les spectateurs étaient muets de stupeur. Lorsque l’homme bougea, tous reculèrent devant lui, tels des adorateurs du temps jadis s’écartant pour livrer passage à un prêtre ou à un roi. Regardant droit devant lui, il s’avança jusqu’au cercueil de la momie.
La Dame Henutmehit avait fort bon goût en matière de cercueils. Pourtant, de toute évidence, celui-ci appartenait à une personne de faibles moyens et de condition modeste. Elle ne portait ni couronne, ni uræus, ni aucun autre insigne de royauté. La guirlande qui ceignait sa chevelure noire était ornée d’une simple fleur de lotus.
Après s’être incliné profondément, le prêtre demeura figé dans une attitude hiératique, le regard rivé sur le visage serein de Henutmehit. Le tableau ne manquait point d’allure, mais Emerson, qui n’est pas facile à impressionner, se lassa rapidement. Se tournant vers le jeune Wilson, il déclara d’une voix forte :
— Ce numéro est encore plus insipide que le précédent. Qu’attendez-vous pour exécuter les ordres, Wilbur ? Appréhendez ce toqué, ôtez-lui son masque, relevez son identité et remettez-le aux surveillants de l’asile d’où il s’est échappé.
Mais Wilson ne pouvait que se tordre les mains et geindre lamentablement. L’un des gardiens s’approcha discrètement d’Emerson.
— Le pauv’gars, y fait rien pour causer du scandale, professeur. Y reste là sans bouger, c’est tout. Évidemment, si vous m’demandez d’évacuer la salle…
— Ne vous donnez pas cette peine, Smith, répondit Emerson. Si je veux une salle vide, je l’évacuerai moi-même.
La silhouette masquée se retourna, le doigt pointé. Après sa longue immobilité, ce mouvement était tellement inattendu que les personnes les plus proches s’écartèrent en poussant des cris d’effroi. Une voix grave, voilée, psalmodia :
« Sa sœur était sa protectrice,
Celle qui débusque l’ennemi,
Qui déjoue les intrigues des méchants
Par le pouvoir de sa parole. »
— Sacrebleu ! marmonna Emerson. Peabody, n’est-ce pas là… ?
Mais l’artiste n’en avait pas terminé. Sa voix prit de l’ampleur :
— La plus éloquente, celle dont le discours ne faillit point. Admirable… admirable dans…
Le « prêtre » se tut, comme en proie à une curieuse indécision. Je retins mon souffle. Quel avertissement grave, solennel, allait-il rompre le silence ?
La voix qui rompit le silence n’avait rien de grave ni de solennel. Elle était flûtée et haut perchée.
— Admirable dans l’art de commander, gazouilla Ramsès. Ô puissante Isis, qui protégeait…
Emerson partit d’un tonitruant éclat de rire.
— Puissante Isis ? Non, grands dieux… c’est de vous qu’il parle, Peabody ! La plus éloquente… ah, ah, ah ! Celle dont le discours… ne faillit point…
Terrassé par l’hilarité, il se plia en deux, les mains crispées sur le ventre.
J’attrapai Ramsès par la peau du cou.
— Où vas-tu ainsi ? Reste avec maman.
— Mais il s’enfuit ! cria Ramsès.
C’était vrai. Le « prêtre » détalait à une vitesse stupéfiante, ses sandales claquant sur le dallage. Il atteignit la porte et disparut.
— Peu importe, dis-je. Qu’est-ce qui t’a pris de souffler sa tirade à cet individu, comme l’aurait fait un metteur en scène avec un acteur à la mémoire défaillante ?
— J’ai pensé qu’il avait oublié son texte, expliqua Ramsès. Il récitait « L’Hymne à Osiris », et il…
— Peu importe, répétai-je. Emerson, vous vous donnez en spectacle. Le déséquilibré s’est échappé…
— Laissez-le, hoqueta mon époux. J’éprouve une grande sympathie pour ce garçon. Il a, de toute évidence, beaucoup d’esprit et de raffinement. Oh, mes aïeux ! « Celle dont le discours ne faillit point… »
— Très joli compliment, dit Walter, dont les lèvres frémissaient à l’unisson. (Le rire d’Emerson, quoique déplacé, était d’une gaieté éminemment communicative.) « Celle qui débusque l’ennemi, qui déjoue les intrigues des méchants. » Jamais affirmation ne fut plus véridique, chère Amelia.
— Hum ! fis-je. Walter, je crois que vous avez raison. Emerson, veuillez vous ressaisir. Il est temps de rentrer.
Le restant de la journée s’écoula en paisibles relations familiales avec ceux qui nous étaient le plus chers, et je fus en mesure de rassurer Ramsès sur la santé de Bastet. La chatte paraissait dans un curieux état d’excitabilité, mais sa température et son appétit étaient normaux. J’en conclus qu’elle était un tantinet perturbée par le long voyage et par la frustration de rester enfermée – car, bien entendu, nous ne la laissions pas vagabonder dans les rues de Londres. Après une nuit de sommeil réparatrice, nous prîmes congé les uns des autres, avec la promesse de nous revoir bientôt. Les Emerson juniors partirent pour le Yorkshire et nous pour le Kent. Nous étions à cent lieues d’imaginer combien serait bref notre intermède de paix pastorale avant qu’une horreur indicible ne vînt s’abattre sur nous.
Je me suis souvent interrogée sur l’âge véritable de Wilkins, notre majordome, mais je n’ai jamais eu l’impertinence de lui poser ouvertement la question. Lorsqu’on lui demande de faire une chose qu’il n’approuve pas (ce qui arrive fréquemment dans notre maisonnée), il chancelle et marmonne comme un vieillard sur le point de s’effondrer. Pourtant, son apparence physique n’a pas changé depuis dix ans et, en plusieurs occasions – provoquées, pour la plupart, par Ramsès – je l’ai vu se déplacer avec une célérité qui en eût remontré à un jeune homme de vingt-cinq ans. Je le soupçonne de se teindre les cheveux pour paraître plus âgé.
Dans sa joie de nous revoir, il descendit l’escalier en courant et rendit à Emerson sa cordiale poignée de main avant de se souvenir que le maître n’était pas censé serrer la main de son majordome. John fut le suivant à nous accueillir, le visage fendu d’une oreille à l’autre ; il nous annonça avec fierté que nos bagages étaient arrivés à bon port. Femmes de chambre, valets de pied et jardiniers se succédèrent ensuite. L’épouse de John portait dans les bras son nouveau bébé : nous dûmes l’admirer et convenir qu’il était le portrait de son père (quoique, pour être honnête, on n’en vît pas grand-chose hormis de bonnes joues roses et un assortiment de traits informes).
Ramsès se précipita dans sa chambre pour défaire ses malles. En montant le voir plus tard, je trouvai la pièce – comme je m’y attendais – dans un désordre indescriptible, et Ramsès absorbé dans la contemplation d’un petit coffret rempli de ce qui semblait être du sable.
— Tu as rapporté cela d’Égypte ? m’exclamai-je. Il y a ici toute la terre que tu peux souhaiter, Ramsès ! Quand je pense aux frais…
— Ce n’est pas de la terre, maman, ni du sable ordinaire. C’est du natron. Si vous vous rappelez, papa m’a donné la permission de pratiquer certaines expériences de momification…
— Ne va pas répandre tes saletés dans toute la maison, dis-je avec dégoût. Vraiment, Ramsès, il y a des moments où je me demande…
— Cela peut paraître morbide, maman, mais je vous assure que je ne suis pas affligé de tendances malsaines. Je suis convaincu que Mr. Budge et ses prédécesseurs – je pense notamment à Mr. Pettigrew – sont dans l’erreur quand ils affirment que l’agent essentiel est un bain de natron liquide. Une traduction erronée du texte grec original…
— Les erreurs de traduction sont la spécialité de Budge, dit Emerson qui m’avait suivie dans la chambre. De toute sa vie, il n’a jamais eu une idée originale. Il s’est borné à reproduire l’erreur de Pettigrew sans prendre la peine d’effectuer des recherches personnelles…
Je les abandonnai à leur discussion. Ayant rencontré bon nombre de momies dans le cours de ma vie quotidienne, j’ai développé à leur endroit une indifférence professionnelle, même si certaines d’entre elles sont extrêmement repoussantes. Toutefois, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de s’appesantir sur ce genre de sujet.
À ma grande surprise, Ramsès parut plutôt content à la perspective de recevoir la visite de ses cousins – notamment de Violet. Quand il parla d’elle, la lueur qui brillait dans ses yeux noirs ne laissa pas de me mettre mal à l’aise. Ses questions, l’hiver précédent, concernant les relations entre les sexes, avaient plongé son père dans un état de stupeur dont il ne s’était pas encore totalement remis, et avaient quelque peu déconcerté sa mère. Néanmoins, à la réflexion, je m’apercevais qu’une telle précocité n’était pas aussi surprenante qu’il y paraissait. Ramsès avait passé la plus grande partie de sa vie en compagnie d’Égyptiens, lesquels atteignent la maturité bien plus tôt que les Européens, et sont souvent mariés avant l’âge de douze ans. De sévères admonestations avaient inculqué (espérais-je) à Ramsès la sagesse de réprimer sa curiosité en public. Mais je n’y comptais guère.
James ne perdit pas de temps : nous étions encore à déballer nos affaires lorsqu’il arriva avec ses enfants. Une personne peu charitable eût pu croire qu’il était anxieux de s’en débarrasser, tant était grande sa hâte de prendre congé, refusant même de rester dîner. (À vrai dire, nul ne le lui proposa.) Les enfants, à ma requête, dirent docilement « au revoir à papa », mais leurs visages dénotaient une singulière absence d’émotion tandis que la voiture s’éloignait dans l’allée.
C’étaient des enfants avenants – beaucoup plus avenants que je ne l’aurais pensé, connaissant leurs parents. Percy avait les cheveux bruns, et je crus déceler dans ses traits une certaine ressemblance avec moi. Sa sœur, blonde, tenait plutôt du côté maternel : elle avait des joues rondes, une petite bouche pincée et des yeux bleus, très grands et très vides. Ces attributs ne sont pas particulièrement attrayants chez une femme adulte, mais ils s’avèrent relativement seyants chez une enfant. En tout cas, Ramsès trouva sa cousine fascinante. Il la dévisagea sans ciller, à sa manière bien personnelle, jusqu’au moment où elle se cacha derrière son frère en gloussant.
Hormis ces gloussements – qui ne tarderaient sans doute pas à me porter sur les nerfs – je ne relevai aucun défaut dans leurs manières. Percy appelait Emerson « mon oncle » à tout bout de champ (avec un zèle parfois excessif), et moi « chère tante Amelia ». Violet parlait fort peu, ce qui me changeait agréablement de l’ordinaire.
En bref, l’impression initiale fut favorable, et j’eus la satisfaction de constater, au dîner, lorsque j’en discutai avec Emerson, que celui-ci partageait mon opinion. « Pour un garçon qui a l’infortune de s’appeler Percival Peabody, il pourrait être pire » : tel fut son jugement sur Percy. Quant à Violet, c’était « une jolie petite poupée de cire ». Il ajouta aimablement : « Elle paraît un peu niaise. Mais c’est la mode, semble-t-il, chez les petites filles d’aujourd’hui. Vous aurez tôt fait de la dégourdir, Peabody. »
Dans les jours qui suivirent notre retour, je me félicitai d’avoir eu l’inspiration de procurer de la compagnie à Ramsès, car les incessantes escapades qui, jusqu’alors, avaient caractérisé son comportement, m’auraient immanquablement conduite à la démence. Emerson s’était cloîtré dans la bibliothèque, faisant planer la menace d’un effroyable châtiment sur toute personne qui oserait le déranger, et je vaquais du matin au soir aux innombrables tâches qu’une maîtresse de maison doit accomplir à la suite d’une longue absence et en prévision d’une autre. Le soleil était de la partie, de sorte que les enfants pouvaient jouer dehors la plupart du temps.
Il y avait bien quelques anicroches, comme l’on doit s’y attendre quand des enfants s’amusent ensemble – particulièrement quand l’un desdits enfants est Ramsès. Il acquit une proéminente bosse violacée sur le front, consécutive à une chute dans l’escalier ; il admit lui-même avoir été si absorbé dans la contemplation de la petite Violet, qui était avec lui à ce moment-là, qu’il n’avait pas regardé où il mettait les pieds. Un autre incident fut un peu plus sérieux, et me causa (je puis l’avouer dans les pages privées de ce journal) une peur bleue.
Les cris et les pleurs en provenance de la porte d’entrée m’arrachèrent à mon fauteuil, où je vérifiais les comptes de la maison pour l’hiver précédent. Je me ruai dans le hall afin d’apaiser le tumulte avant qu’il ne dérangeât Emerson ; j’oubliai néanmoins cette menue préoccupation à la vue de John portant dans ses bras la forme inerte de mon fils. On ne voyait que le blanc de ses yeux, et il respirait de façon entrecoupée, sifflante.
Violet n’était guère en meilleur état. Le volume de ses hurlements était absolument stupéfiant. Pour la première fois, je lui trouvai une ressemblance avec son père, car son visage rouge, gonflé, était luisant de larmes qui ruisselaient sur ses joues et inondaient son jabot de dentelle.
— Mort ! Mort ! braillait-elle sans répit. Oh, oh, mort ! Mort, mort…
Rose accourut dans l’escalier, les rubans de son bonnet voletant derrière elle. Je lui ordonnai de s’occuper de Violet, qui s’était jetée par terre, secouée de sanglots convulsifs.
Percy étant le seul du groupe à garder la tête froide, ce fut à lui que je réclamai des explications ; car si ma main, mon cœur, mon cerveau brûlaient de venir en aide à mon enfant, je ne pouvais lui administrer de médication avant d’avoir établi la cause de son état. Percy maîtrisait vaillamment son désarroi ; il se tenait bien droit, les épaules en arrière et les mains serrées, et me regardait dans les yeux.
— C’est de ma faute, tante Amelia. Je ne peux pas dire de mensonge. Battez-moi, fessez-moi, fouettez-moi – ou plutôt, demandez à oncle Radcliffe de le faire, il est plus fort. Je mérite d’être puni. Je suis fautif, j’aurais dû me douter…
Je le saisis aux épaules et le secouai.
— Qu’as-tu fait ?
— Ramsès a reçu la balle de cricket en plein dans le ventre, tante Amelia. Je voulais lui apprendre à manier la batte, et…
Je me tournai vers Ramsès. À mon grand soulagement, ses prunelles avaient repris leur place normale, même si elles avaient encore quelque peine à accommoder, et sa respiration était moins laborieuse. Un coup violent dans le plexus solaire peut être douloureux et paniquant, mais c’est rarement fatal, du moins chez les jeunes. Je me souvenais d’avoir subi pareille mésaventure dans mon enfance, après que James m’eut frappée avec une pierre de grosse taille. (Il avait raconté à papa que je m’étais fait mal en trébuchant.)
— Il se remettra, dis-je en exhalant un long soupir. Portez-le dans sa chambre, John, et mettez-le au lit. Comment as-tu pu être si maladroit, Percy ?
Ses lèvres tremblèrent, mais il répondit d’une voix ferme :
— Je prends l’entière responsabilité de l’accident, tante Amelia. Mes mains ont glissé… mais ce n’est pas une excuse.
Derrière moi s’éleva un murmure étrange, asthmatique :
— La faculté… de contrôler la trajectoire… d’un projectile lancé… ou frappé… avec une batte… n’est pas toujours dans les moyens…
— Très juste, Ramsès, dis-je en écartant les mèches de son front en sueur. C’était un accident, et j’ai été injuste envers Percy. Mais pourquoi diantre ne peux-tu pas le dire, au lieu de te lancer dans une interminable péroraison ? D’autant que tu as encore le souffle court…
— Toutefois, dans certaines circonstances… ahana-t-il.
— Suffit, Ramsès ! Montez avec lui, John. Je vous suis.
John obtempéra. Rose emmena Violet, en larmes, et je tournai mon attention vers Percy, qui se tenait au garde-à-vous comme un petit soldat attendant son châtiment. Il tressaillit perceptiblement lorsque je posai ma main sur son épaule. Je m’empressai de le rassurer :
— Dans cette maison, Percy, on ne donne pas de fessées ni de coups de fouet. À personne : ni aux gens, ni aux animaux, pas même aux enfants. Ce qui est arrivé n’est qu’un malencontreux accident, et c’est courageux de ta part d’avoir pris tout le blâme sur toi.
L’expression éberluée du garçon m’apprit qu’il n’était pas accoutumé à recevoir des adultes un traitement bienveillant et raisonnable. Cela renforça mon intention de démontrer la supériorité de nos méthodes d’éducation sur celles de ses parents.
Vers la fin de la semaine, je commençai à être moins optimiste quant aux effets bénéfiques que pouvaient avoir sur Ramsès des enfants bien élevés. Percy errait autour de la maison comme une âme en peine ; quand je le pressai de questions, il admit qu’il se sentait seul loin de ses « papa et maman chéris », mais aussi sans ses camarades de jeux. Ramsès ne voulait pas jouer avec lui. Ramsès – dit tristement Percy – ne l’aimait pas.
Je pris mon fils dans un coin et le gratifiai d’un petit sermon sur la courtoisie que l’on devait à ses invités.
— Ses parents manquent à Percy, ce qui est bien naturel. Il faut te donner un peu de mal, Ramsès ; abandonne provisoirement tes passe-temps favoris pour te joindre aux jeux qui amusent Percy.
Ramsès rétorqua que Percy avait une conception de l’amusement qui n’était pas à son goût et que, d’après les remarques que faisait Percy sur son père, ce dernier ne lui manquait aucunement. Vu que j’abhorre les commérages de toutes sortes, surtout dans la bouche de jeunes enfants, j’interrompis Ramsès d’un ton assez sec.
— Percy affirme que tu ne l’aimes pas.
— Il a tout à fait raison.
— Peut-être l’aimerais-tu, si tu faisais un effort pour mieux le connaître.
— J’en doute fort. Je suis occupé, maman, par mes travaux. Mon étude de la momification…
Ma réponse fut prompte et cinglante. En effet, cette fameuse étude de la momification avait déjà été cause d’un fâcheux incident, quand Ramsès avait voulu impressionner Violet en lui montrant ses plus beaux spécimens. La crise d’hystérie qui s’était ensuivie avait fait sortir Emerson de ses gonds et de la bibliothèque.
Peu après, j’eus l’occasion de discuter de la mésentente entre les enfants avec une personne dont l’opinion sur ces questions-là avait de l’importance à mes yeux. De toutes les dames du voisinage, elle était l’une des rares à qui j’adressais la parole : directrice d’une école pour jeunes filles, elle partageait mes vues sur des problèmes aussi fondamentaux que l’instruction pour les femmes, le droit de vote pour les femmes, un habillement rationnel pour les femmes et tutti quanti. Je lui avais envoyé un mot pour la prévenir de notre arrivée et la convier à nous rendre visite, mais c’est seulement à la fin de la semaine qu’elle trouva le loisir de répondre à cette invitation.
C’était une Écossaise au teint rougeaud et à la silhouette trapue, avec des cheveux bruns striés de gris et des yeux caves, rusés. Avisant sa culotte bouffante en tweed et ses robustes bottes, je m’enquis :
— Ne me dites pas que vous avez fait tout ce chemin à bicyclette ?
— Si fait. Il n’y a jamais que quinze kilomètres… et, ajouta-t-elle en riant, les braves femmes du village ont cessé de me lancer des pierres quand je passe dans la grand-rue.
Je lui transmis les excuses d’Emerson, expliquant qu’il travaillait d’arrache-pied sur son livre. En réalité, mon époux ne raffolait pas de la compagnie d’Helen ; il prétendait qu’entre elle et moi, il ne pouvait pas placer un mot. Helen accepta la chose avec équanimité ; elle ne raffolait pas davantage de la compagnie d’Emerson.
— Tant mieux, dit-elle. Nous pourrons causer de femme à femme. Narrez-moi votre dernière aventure, Amelia. J’ai lu ce qu’en ont dit les journaux, mais on ne peut ajouter foi aux informations émanant de cette source.
— Vous ne devez en aucun cas croire ce que vous lisez dans la presse. Il est vrai que nous avons assisté miss Debenham – aujourd’hui Mrs. Fraser – dans une situation critique…
— Démasqué un meurtrier, aussi, et lavé un innocent de tout soupçon ?
— Ça, oui. Mais tout ce que vous avez pu lire d’autre…
— Donc, les effrayantes allusions au Maître Criminel (pardonnez-moi, je ne puis m’empêcher de sourire ; c’est un nom si ridicule, sorti tout droit d’un roman-feuilleton), et l’enlèvement…
— Très exagéré, lui assurai-je. À vrai dire, Helen, je préférerais parler d’autre chose.
Je lui fis un bref compte rendu de nos fouilles avant de conclure :
— Emerson est persuadé que la pyramide appartenait à Senefru, de la IIIe Dynastie. Nous espérons, la saison prochaine, achever l’excavation du temple funéraire et commencer à explorer l’intérieur.
Helen avait écouté, le regard un rien vitreux. En tant qu’historienne classique, elle était relativement peu au fait des recherches archéologiques au Moyen-Orient. Elle changea de sujet et me demanda des nouvelles de Ramsès.
— Il s’est lancé dans l’étude de la momification, répondis-je avec une grimace.
Helen rit de bon cœur. Elle trouvait Ramsès très divertissant – parce qu’elle le voyait fort peu, sans nul doute.
— C’est un enfant remarquable, Amelia. N’essayez pas d’en faire un petit écolier anglais, l’espèce est détestable.
— Il est impossible de faire quoi que ce soit de Ramsès sans son consentement. Pour être honnête, Helen, je suis heureuse de pouvoir bavarder ainsi avec vous. Je me fais du souci pour ce petit, et votre connaissance des enfants…
— Des filles uniquement, Amelia. Toutefois, mes modestes connaissances sont, comme toujours, à votre disposition.
Je lui parlai de l’antipathie de Ramsès à l’égard de son cousin Percy.
— Ils se battent, Helen, j’en suis sûre. Et c’est probablement Ramsès qui déclenche les querelles, car il ne fait pas mystère de son hostilité envers Percy, alors que Percy est pathétiquement désireux de gagner son amitié. Je pensais que cela profiterait à Ramsès d’avoir d’autres enfants avec qui jouer, mais l’effet semble plutôt néfaste.
— Cela montre simplement que vous connaissez bien peu ces chenapans, dit Helen d’un ton rassurant. Ramsès est un enfant unique, élevé dans un environnement… comment dire ?… inhabituel. Il est accoutumé à avoir ses parents pour lui tout seul. Bien entendu, il lui déplaît de devoir les partager avec d’autres enfants.
— Pensez-vous vraiment que ce soit l’explication ?
— J’en suis convaincue. J’ai été témoin du même phénomène avec mes petites élèves. L’arrivée d’un nouveau-né dans la maisonnée produit fréquemment un changement de comportement.
— Mais Percy n’est pas un nouveau-né…
— C’est une circonstance aggravante. Tous les petits garçons se battent, Amelia – mais oui ! – et certaines petites filles aussi, quoiqu’elles soient généralement plus sournoises et plus subtiles dans leur façon de nuire à ceux qu’elles n’aiment pas.
Elle me narra alors quelques anecdotes sur ses protégées, et je me félicitai d’avoir opté pour une autre profession que la sienne.
Certaines de ses théories me parurent extravagantes ; en tout cas, elles n’étaient pas en accord avec celles des experts que j’avais lus. Cela étant, je n’avais aucun respect particulier pour lesdits experts.
Lorsque vint le moment de nous séparer, elle me proposa de faire un tour sur sa bicyclette neuve, dont elle recommandait chaudement le modèle. Mais quand nous sortîmes de la maison, il n’y avait pas de cycle en vue.
— Je l’avais laissée là, dit Helen en scrutant les alentours avec perplexité.
J’avisai alors Violet, tapie derrière l’une des grandes urnes qui bordent la terrasse.
— Que fais-tu là, Violet ? As-tu vu la bicyclette de la dame ?
— Oui, tante’Melia.
— Sors de ta cachette, lui intimai-je d’un ton sec.
— Vous faites peur à cette enfant, Amelia, intervint Helen.
— Peur ? Moi ? Comment pouvez-vous supposer…
— Laissez-moi lui parler. – Elle s’avança, le sourire aux lèvres, la main tendue. – C’est toi, Violet ? Tu es une très gentille petite fille, à ce que m’a dit ta tante. Viens me faire un baiser.
Violet s’approcha de biais, un doigt dans la bouche, en me surveillant du coin de l’œil. À la voir, on aurait pu croire que je la battais quotidiennement. Helen s’accroupit pour enserrer l’enfant dans une étreinte maternelle.
— Dis-moi ce qui est arrivé à ma bicyclette, petite Violet, susurra-t-elle d’un ton engageant.
— Ramsès l’a prise, dit Violet en pointant l’index.
De la porte de la maison jusqu’à la grille du parc, il y a bien une distance de quatre cents mètres. L’allée de gravier forme un cercle devant la terrasse mais, en raison des arbres et des buissons que nous avons fait planter, la moitié inférieure du cercle et la ligne droite sont dissimulées aux regards. Soudain, j’avisai la bicyclette qui émergeait du couvert des arbres. Sur la haute selle était perché Ramsès. Comme il avait les jambes trop courtes pour toucher les pédales, sauf quand celles-ci atteignaient le point le plus élevé de leur mouvement circulaire, il progressait par saccades, zigzaguant capricieusement d’un côté de l’allée à l’autre, cependant que Percy, qui courait à côté de la machine, l’empêchait – semblait-il – de tomber.
Helen émit un hoquet d’indignation et d’inquiétude. En regardant approcher l’équipage, je m’aperçus que Percy, en réalité, ne cherchait pas tant à soutenir le cycle qu’à le stopper. Je fus aidée dans cette déduction par les cris qu’il poussait : « Arrête-toi, cousin ! Tu n’as pas le droit, tu n’as pas demandé la permission ! » et autres objurgations de la même eau.
Ramsès m’aperçut. Il cessa de remuer les jambes et, au même instant, Percy lui arracha le guidon. Le résultat était prévisible : cycle et cycliste tombèrent par terre dans un fracas de métal. Grâce à une agile contorsion, Percy évita de subir le même sort.
Helen s’élança vers le théâtre de l’accident tandis que Violet se mettait à bramer : « Mort ! Mort ! », emplissant le parc de ses cris morbides. Je me hâtai de rejoindre Helen.
À première vue, Ramsès paraissait inextricablement enchevêtré avec la bicyclette, mais nous parvînmes finalement à le dégager. Il avait les bras et le visage égratignés, en sang, et son costume marin tout neuf était bon à jeter. Le cycle aussi.
Après m’être assurée qu’il n’était pas blessé, je le secouai sans ménagements.
— Quelle mouche t’a piqué de faire une chose pareille, Ramsès ? Outre que c’était dangereux et téméraire, c’était très mal. Cette bicyclette ne t’appartenait pas et tu n’avais aucun droit de la prendre sans autorisation.
— Violet m’avait dit…
— Ramsès, Ramsès… le coupa Helen en secouant tristement la tête. Un petit gentleman ne rejette pas la responsabilité de ses actes sur une jeune demoiselle. Rien ne t’obligeait à faire ce que demandait Violet.
— Excusez-moi, madame, tante Amelia, intervint calmement Percy. Violet a seulement dit qu’elle adorerait voir Ramsès monter à bicyclette ; il se targuait de bien savoir pédaler. J’aurais dû le retenir. Je suis entièrement responsable de l’accident.
Ramsès se tourna vers son cousin et lui envoya un coup de pied dans le tibia.
— Je t’interdis d’en assumer la responsabilité à ma place ! Pour qui te prends-tu, crénom ?
Percy n’émit pas une plainte, mais son visage se crispa de douleur et il s’écarta de Ramsès en toute hâte. Mon fils lui aurait couru sus si je ne l’avais saisi au collet.
— Ça suffit, Ramsès ! J’ai honte de toi. Ton langage, ton geste belliqueux contre ton cousin, l’état dans lequel tu as mis la machine de miss McIntosh…
Ramsès cessa de se tortiller.
— Je présente mes excuses à miss McIntosh, hoqueta-t-il en essuyant son visage en sang avec sa manche ensanglantée. Je la dédommagerai dès que possible. Je possède présentement douze shillings et six pence, et bientôt… Maman, vous serrez si fort mon col qu’il écrase ma trachée d’une manière évoquant douloureusement ce que doit éprouver un criminel au moment où le nœud coulant…
— Lâchez-le, Amelia, ordonna Helen.
Je m’exécutai d’autant plus volontiers que la couleur du visage de Ramsès s’était notablement assombrie ; je n’avais pas eu l’intention de le malmener à ce point. Helen se pencha pour toucher la joue lacérée de mon fils.
— Je ne t’en veux pas, Ramsès, mais j’avoue que je suis déçue. Pas à cause de la bicyclette ; tu ne l’as pas endommagée à dessein. Sais-tu pourquoi je suis déçue ?
Ramsès avait toujours eu de l’affection pour Helen, à sa manière bien particulière. Néanmoins, s’il m’avait regardée comme il la regardait maintenant, j’aurais sur-le-champ alerté un constable. Sans transition, sa figure meurtrie revêtit son expression coutumière d’indifférence flegmatique.
— Vous estimez que je n’ai pas un comportement de petit gentleman ? suggéra-t-il.
— Précisément. Un gentleman ne prend pas sans permission le bien d’autrui ; il ne se cherche pas d’excuses fallacieuses en s’abritant derrière les autres ; il n’use pas d’un langage inconvenant ; et il ne frappe jamais, jamais, une autre personne.
— Hmmmm. – Après réflexion, Ramsès précisa sa pensée. – Pour rendre justice à mes parents, permettez-moi de dire qu’ils se sont employés à m’inculquer ces principes, sans toutefois les présenter de manière si pontifiante, et je dois confesser que, jusqu’à présent, je n’avais jamais pris pleinement conscience des difficultés qu’il y a…
— Monte dans ta chambre, Ramsès.
— Oui, maman. Je voudrais cependant ajouter…
— Dans ta chambre !
Ramsès s’éloigna. J’observai qu’il boitait.
J’ordonnai de préparer l’attelage pour Helen, je complimentai Percy pour ses louables intentions et sa noble attitude, je sermonnai Violet – qui avait cessé de pleurnicher dès qu’elle s’était aperçue que nul ne lui prêtait attention – et regagnai la maison, en proie à une grande lassitude.
J’eus une longue et sérieuse conversation avec Ramsès. Il condescendit à me laisser examiner sa jambe et appliquer des compresses froides sur la plaie violacée qui l’ornait. Toutefois, à en juger d’après son unique commentaire, mon bienveillant sermon n’avait guère porté ses fruits.
— Finalement, remarqua-t-il, ce n’est pas la peine de se donner tant de mal pour être un petit gentleman.
Après l’incident de la bicyclette, le conflit entre les enfants connut une accalmie – peut-être parce que j’avais consigné Ramsès dans sa chambre pour trois jours. Je fus ainsi en mesure de terminer mes tâches ménagères et de dresser des plans en vue de notre départ pour Londres. Emerson restait cloîtré dans la bibliothèque, d’où il ne sortait que pour prendre ses repas et ronchonner contre les autres membres de la maisonnée. Au début, j’entendais des cris courroucés chaque fois qu’il découvrait une nouvelle révision de son manuscrit de la main de Ramsès ; puis, au fil du temps, ses récriminations décrurent et, finalement, il m’informa qu’il en était arrivé au point où il lui fallait consulter des ouvrages de référence au British Museum. Je l’informai, en retour, que j’étais prête quand il le serait.
Soucieuse d’éviter tout différend entre nous, je m’étais abstenue de la moindre allusion à l’étrange affaire de la momie malfaisante. Soyez cependant assuré, cher lecteur, que je parcourais avidement les journaux, tous les matins, pour voir s’il s’était produit des événements nouveaux. Le résultat se révéla décevant au plus haut point. Mr. O’Connell et sa rivale avaient beau faire flèche de tout bois, le seul protagoniste à leur fournir de la copie était l’accommodant déséquilibré travesti en prêtre, qui se recueillait devant la momie avec régularité. Aucun visiteur, aucun responsable du musée ne souffrait du plus petit furoncle.
J’avais quasiment oublié l’affaire quand, un matin – c’était le mardi, je crois –, Wilkins vint m’annoncer qu’une jeune dame désirait me voir. Celle-ci lui était inconnue et n’avait point consenti à donner son nom.
— Je crois cependant que madame aura à cœur de la recevoir, conclut Wilkins avec un air des plus énigmatiques.
— Vraiment, Wilkins ? Et pourquoi cela ?
Il toussota humblement.
— Cette jeune dame s’est montrée fort insistante, madame.
La répétition du mot « dame » était délibérée et lourde de signification. Snob comme il l’est, Wilkins ne manque jamais de faire ce genre de distinction.
— Bien, introduisez-la, dis-je en posant ma plume. Ou plutôt, non : je vais la rejoindre, ainsi je pourrai me libérer plus facilement. Où l’avez-vous installée, Wilkins ?
Il l’avait installée dans le salon, ce qui était une nouvelle indication du statut social de la visiteuse. Je dirigeai donc mes pas vers cette pièce.
La « jeune dame » était occupée à examiner les photographies de famille alignées sur le manteau de la cheminée. Bien qu’elle me tournât le dos, je la reconnus d’emblée à sa façon de pencher la tête d’un air inquisiteur et de griffonner dans un calepin.
— Une dame, avez-vous dit, Wilkins ?
La visiteuse émit un jappement et fit volte-face. C’était miss Minton, bien entendu, très élégante dans une jupe bleue en tweed, coupée sur mesure, et un corsage rayé. Un canotier en paille était perché sur sa tête.
Wilkins se retira avec tact et miss Minton montra à l’évidence qu’elle n’était pas une dame. Sans la moindre formule de courtoisie ni d’excuse, elle fondit sur moi en brandissant son calepin.
— Vous devez m’écouter, madame Emerson, vous le devez !
Je me redressai.
— Je le dois, MOI, miss Minton ? Vous ne savez point à qui vous parlez !
— Oh ! que si… que si ! Pourquoi serais-je ici, autrement ? Pardonnez-moi, madame Emerson, je sais que ma démarche est intempestive, mais je n’ai pas le temps d’être polie. J’ai loué le seul cabriolet qu’il y avait à la gare de chemin de fer, mais je me garde de sous-estimer ses ressources diaboliques : il ne tardera pas à trouver un autre moyen de transport et il me suivra…
La tirade s’acheva sur un petit glapissement tandis qu’éclatait au-dehors un charivari de cris et de coups de heurtoir, clairement audibles à travers la porte close.
Miss Minton tapa du pied.
— Le diable l’emporte ! Il est plus rapide que je ne l’aurais cru possible. Madame Emerson, voulez-vous…
Elle ne termina pas sa phrase. Le tumulte extérieur culmina dans le fracas de la porte du salon qui s’ouvrait à toute volée. Sur le seuil se tenait Kevin O’Connell. Tête nue, essoufflé, le teint comparable – en intensité à défaut de la nuance précise – à la couleur de ses cheveux, les joues striées de sueur, il était momentanément privé de parole par l’épuisement et l’indignation.
Je vis derrière lui Wilkins, assis sur le dallage du hall. Avait-il glissé, trébuché, subi une poussée ? Je n’aurais su dire. Il demeura par terre, sans un geste ni un battement de cils.
Les deux jeunes gens se mirent à parler en même temps. Miss Minton insistait pour que je fisse quelque chose – mais quoi, je n’en avais aucune idée. Quant à Kevin, sa conversation se bornait à des imprécations dirigées contre miss Minton. Le refrain de sa chanson était : « Ah ! sacredieu, si vous étiez un homme… »
Inutile de préciser que je ne laissai pas cette scène se prolonger indûment. Après avoir pesé la situation, je décidai que Wilkins attendrait ; il ne semblait pas blessé, seulement hébété. Je commençai par fermer la porte, puis lançai :
— Taisez-vous !
J’avais eu amplement l’occasion de tester cette injonction sur Ramsès. Le silence suivit instantanément.
— Asseyez-vous, ordonnai-je. Vous ici, miss Minton. Vous, monsieur O’Connell, prenez cette chaise à l’autre bout de la pièce.
Je demeurai debout et poursuivis avec sévérité :
— J’ai rarement assisté à un spectacle d’une telle inconvenance. Vous devriez pourtant savoir, monsieur O’Connell, que vous risquez de graves dommages corporels en faisant ainsi irruption dans cette maison. Je prie le ciel que le professeur n’ait pas entendu ce chahut. Il n’est pas dans des dispositions favorables, ces temps-ci.
Cette précision eut le don de calmer Kevin.
— Vous êtes en droit de pester, madame E., dit-il d’un air penaud. Pour être honnête, j’étais si furieux de la manière dont j’avais été manœuvré par cette impudente péronnelle…
Miss Minton bondit de son fauteuil, ses petits poings crispés. Je la repoussai dans son siège.
— Avez-vous perdu l’esprit ? Que signifie cette intrusion ? Expliquez-vous sur-le-champ. Non, monsieur O’Connell, pas un mot ! Vous parlerez à votre tour.
La demoiselle plongea une main dans son sac et en sortit un journal qu’elle me brandit sous le nez. Ses yeux brillaient d’excitation.
— La momie a encore frappé, annonça-t-elle. Il y a eu un autre meurtre !